Nicolas Becquet est journaliste, chef de projet et manager des supports numériques de L’Echo, journal quotidien économique belge. Il est aussi formateur et blogueur influent dans le secteur des médias. Une de ses problématiques est de s’interroger sur l’optimisation des processus métiers, mettre en place des collaborations entre les différents intervenants d’une rédaction pour créer des contenus multi-supports.
Une question parmi d’autre se pose à lui, faut-il miser sur la polyvalence des journalistes ou sur une organisation agile quand les organisations convoitent les mêmes ressources ?
« Avant d’être technique,
la révolution numérique est selon moi
avant tout culturelle et identitaire. »
– Nicolas Becquet –
Nicolas, pouvez-vous nous expliquer les enjeux, les contraintes et bénéfices de votre métier ?
Mon principal défi au quotidien, c’est de faire travailler des profils différents autour de productions qui ont le point commun de sortir des chemins balisés et éprouvés (La création d’un journal quotidien). Plus concrètement, il s’agit d’enrichir l’info avec des contenus multimédias qui soient utiles, donnent une plus-value à l’info et (donc) attirent l’attention du lecteur. C’est un véritable défi car les contraintes sont nombreuses: organisationnelle, éditoriale et technique. Mais c’est de ces contraintes que naît la créativité et c’est ce qui est excitant.
Tout acteur présent dans le numérique doit avoir conscience que nous sommes entrés dans une période de changements permanents où l’agilité est devenue une méthode de fonctionnement et de management. C’est le cas pour la presse et les médias en général. Il est nécessaire de repenser régulièrement les logiques de production et de diffusion des contenus, tout en gardant la singularité éditoriale au centre. Le numérique vient challenger la solidité des propositions éditoriales et donc les identités des médias. Avant d’être technique, la révolution numérique est donc selon moi avant tout culturelle et identitaire.
Quelle est in fine l’objectif des méthodologies de travail proposées par votre cellule d’appui sur les différents canaux de diffusions ?
Il s’agit d’offrir une information de qualité, consultable sur tous les supports et dotée d’un « supplément d’âme », une touche personnelle qui fait la spécificité de notre média. Pour ce faire, nous travaillons sur plusieurs temporalités : l’enrichissement multimédia d’articles au quotidien et par petites touches et des projets à moyen et long termes, plus fouillés. Concrètement, nous puisons dans une boîte à outils de formats que nous avons développés au fil des années pour proposer une infographie interactive, un grand format visuel, une datavisualisation ou une vidéo. Nous sommes-là, en appui de la rédaction, pour traduire de manière multimédia les intentions et les histoires des journalistes. Cela implique une formation permanente de l’équipe et une remise en cause quotidienne qui passe par l’évaluation systématique des productions.
Vous parlez de temporalités différentes, chaude ou froide et de formats adaptés, cela implique quoi ?
Cela implique d’investir dans quelques profils spécialisés et passionnés par la nouveauté et les expérimentations. Il y a dix ans, être un bon bidouilleur suffisait pour réaliser des contenus multimédias attractifs, aujourd’hui, les contraintes sont telles qu’il est nécessaire de faire appel à des profils pointus dans leur domaine. Si ces personnes ont suffisamment de temps pour continuer à se former et expérimenter, ils deviennent un atout précieux qui feront gagner du temps à la rédaction et lui permettra de se démarquer. C’est un investissement, il faut du temps pour que les engrenages se combinent harmonieusement, mais ça vaut le coup! Le chef de projet est un pilier dans ce type d’organisation, c’est à lui que revient la difficile tâche de faire dialoguer les compétences tout en définissant un cap clair.
Etat des médias dans le monde
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Pourquoi est-ce important que le journaliste comprenne les processus organisationnels d’un bureau R&D ?
Je crois que les journalistes doivent simplement posséder quelques clés pour comprendre l’environnement numérique dans lequel ils évoluent. Pour faire avancer une organisation, il faut une culture numérique commune, c’est-à-dire des référents partagés. Le « journaliste codeur » ou le « journaliste entrepreneur » sont des profils précieux et attractif mais, selon moi, cela ne doit pas devenir la norme ou une forme d’eldorado.
Les médias ont besoin de journalistes qui passent la plus grande partie de leur temps à faire leur travail:
- collecter de l’info,
- la vérifier,
- la raconter.
Croire qu’un journaliste doit pouvoir et savoir tout faire, être une fabrique de l’info à lui tout seul, est un leurre. Les entreprises de presse sont mises à rude épreuve par la révolution numérique, mais elles sont essentielles pour garantir les conditions nécessaires à une pratique exigeante et sereine du métier de journaliste. Il s’agit d’un enjeu démocratique.
Vous êtes soucieux de l’importance de l’innovation éditoriale, qui passe selon vous par des formats mixtes pour éviter de lasser le lecteur. Est-ce la seule raison ?
Non pas seulement, même si c’est de plus en plus compliqué de tirer son épingle du jeu et d’attirer l’attention du lecteur/internaute. L’innovation éditoriale ce n’est ni plus ni moins qu’une remise en question du traitement de l’info, dans son fonctionnement, ses a priori, ses thèmes et ses formats. Face aux mutations rapides et profondes de la société, cet exercice, qui est le fondement de tout média, doit se faire plus radicalement et plus fréquemment qu’avant. Pas besoin de tout changer tout le temps, mais il est nécessaire de se poser régulièrement des questions.
Mais cette mue est lente et le contraste est saisissant face aux plateformes numériques et leurs nouveaux modes d’expressions qui viennent heurter de plein fouet les mécaniques routinières à l’oeuvre dans les rédactions. La tempête numérique bouscule les certitudes et interroge en profondeur les identités des médias: qui sommes-nous? Que voulons-nous dire? Via quels canaux? Comment pouvons-nous vivre de notre singularité éditoriale?
La préservation à tout prix d’un monde dépassé est vain et faire table-rase n’aurait aucun sens.
Bref, fini le cabotage en eaux tranquilles, le rafiot est en pleine mer, frôle quotidiennement les icebergs et tangue dangereusement face au fracas des vagues géantes provoquées par les super porte-containers.
Parlez-nous d’un cas concret, celui du futur de Charleroi, la promenade sonore et interactive. En quoi, il fut innovant dans la façon de raconter une histoire ?
Charleroi est une ville belge qui porte des stigmates de la fin de la sidérurgie. Un grand plan de rénovation est en cours et nous avons profité de la présence de l’urbaniste en chef pour faire une balade commentée sur les différentes places de la ville. Cela faisait un certain temps que je souhaitais travailler sur une « narration immersive », mais je n’étais pas convaincu par la vidéo à 360°. J’ai donc opté pour des photos à 360° agrémentées d’images, de textes, de vidéos et de sons.
Nous souhaitions produire une double page dans le journal et un récit interactif. Accompagné d’un photographe et d’une journaliste, nous avons effectué notre reportage en trio. Pour réaliser les images 360° et la prise de son, j’ai utilisé mon iPhone, l’application Google Street View et un dictaphone (Zoom H1), c’est tout. En deux jours, nous avons réussi à proposer deux expériences sur deux supports. Avec le recul, je vois beaucoup de défauts (notamment sur le plan graphique), mais ce que je retiens, c’est que l’on a pu produire un format inédit et immersif avec très peu de moyens et dans un délais tout à fait raisonnable. (Les coulisses du projet).
Quels outils, solutions techniques utilisez-vous pour fluidifier la pratique journalistique ? Avez-vous un site regroupant l’ensemble de ces ressources ?
Dans l’organisation de l’équipe, je prévois du temps pour le développement d’outils ou de formats d’édition. Cela se fait soit à l’occasion d’un projet éditorial, soit parce qu’un besoin se fait sentir.
Au fil du temps, la boîte à outils s’étoffe, du canevas pour réaliser un grand format ou un explicatif à un site regroupant toutes les ressources utiles pour les équipes. Ce dernier rassemble des morceaux de codes, des outils de cartographie, la charte graphique du site, des modes d’emploi pour les newsletters ou encore un portfolio des productions multimédia (actuellement phase de rafraîchissement). L’objectif c’est de faciliter l’accès aux outils afin de les faire vivre et aussi de les rentabiliser!
Vous avez dit « Le compromis n’est pas un renoncement et la résilience doit permettre de surmonter les échecs ». Est-ce à dire que le monde est compliqué et plus encore de trouver des solutions innovantes et adaptées ?
Oui, c’est compliqué! C’est un travail avec de très nombreuses facettes. Pour éviter de se perdre ou de se décourager, il faut apprendre à se fixer des objectifs et à systématiquement évaluer les productions réalisées. Ces évaluations doivent aussi intervenir selon différentes temporalités. Il faut à la fois être capable de mesurer l’efficacité du résultat que la gestion du projet en lui-même, mais aussi les changements structurels qui en ont débouché.
Le changement des méthodes de travail, ça ne se décrète pas, ça s’éprouve et ça se gagne dans le temps. Si l’on reste obnubilé par les performances à court terme, on peut vite se décourager.
Il faut donc faire, faire, faire et évaluer.
Selon-vous quel va être le poids de l’Intelligence Artificiel dans l’univers du journalisme, un multimédia augmenté, une information plus proche du citoyen, un monde meilleur ?
C’est un très vaste sujet, difficile de prendre la mesure de cette révolution en marche. Pour l’univers du journalisme, je crois que cela va surtout avoir un effet sur la distribution et personnalisation de l’information. Mais il y aura inévitablement un impact sur la production aussi, notamment pour les tâches à faible plus-value.
En ce moment, je travaille sur un projet d’automatisation pour la production de dépêches financières, sur base de données structurées. Les journalistes de la rédaction passent beaucoup de temps à collecter et à mettre en forme des chiffres pour poster en ligne des contenus très factuels. Si l’on peut déléguer cette tâche fastidieuse et répétitive à un « robot-rédacteur », autant le faire, cela libérera du temps pour commenter et analyser l’actualité boursière.
Liens :
– Le portfolio multimédia de L’Echo
– Innovation média: huit moteurs et freins majeurs
– Ce que j’ai appris en sept ans de journalisme multimédia